De toutes les péripéties du patrimoine ferroviaire, le cas des 141-R-73, 141-R-1207 et 141-R-1332 restera dans l’Histoire de la préservation une saga démoralisante ! Elles furent acquises en 2002 par Ralph Schorno (Suisse), dirigeant de Schorno Locomotive Management (SLM) à Winterthour, auprès du propriétaire précédent, Walter Ley, qui avait investi 1,2 millions de francs suisses en remise en état.
R. Schorno les avaient promises à une restauration longue, assortie de différentes modernisations intéressantes. Il aura investi 1 million de franc suisse dans l’opération. Mais SLM fit faillite.
R. Schorno abandonna donc le projet et mit les machines en vente en 2014, en chargeant la section suisse de l’Association Européenne pour le Développement du Transport Ferroviaire (AEDTF ; réseau de lobbyistes au profit de la Suisse) de procéder à la vente. Un bulletin signé par Roland Kallman (ingénieur et journaliste) qualifia la nouvelle de surprenante, et fit état de la « grave maladie » de Ralph Schorno, qui le contraignait à tout vendre, y compris son entreprise. Il indiquait par ailleurs être désigné comme intermédiaire avec Ralph Schorno, dont l’état de santé ne lui permettait plus de communiquer par lui-même.
La situation était donc grave, puisque dans l’en-tête de son bulletin, Rolland Kalman relayait une information inquiétante : « si pas vendues, elles seront démolies (sic!) ». A noter que l’abréviation « sic » est comprise dans les guillemets : il s’agit bien d’une phrase de Ralph Shorno.
Donc en 2014 l’état des machines était le suivant (source : R. Kallmann) :
- 141-R-73 : machine HS, révision à finir pour encore 10.000 heures de travail. Chaudière en bon état.
- 141-R-1207 : machine en état de marche (circulation en Suisse avant le début de la révision). Révision à finir pour encore 10.000 heures de travail.
- 141-R-1332 : il ne reste plus que le châssis et le train de roues
On notera que le devenir du reste de la 1332 (cabine, chaudière, tender) demeure encore, à ce jour, un mystère.
La date de la destruction annoncée était décembre 2014. Les prix de vente étant de 200.000 € par machine supposée entière (ce qui est fort cher pour des machines restées démontées et dont les modernisations restent hypothétiques), il n’y eut pas d’offre, et la date fatidique fut atteinte. Tout semblait perdu.
Mais quelle ne fut pas la surprise des observateurs de voir le scénario réitéré en décembre 2020 ! Contacté par mail, Ralph Schorno répondit qu’en Décembre 2020, à défaut d’acquéreur, les machines seraient placées sur des wagons plats à destination d’un ferrailleur. Et la nouvelle date fatidique fut atteinte ; on se disait que cette fois c’était vraiment fini…
Sauf qu’en janvier 2021 un passionné de train, Tobias Hardmeier, publia sur sa page Facebook des photos des machines : elles avaient une seconde fois échappé à la destruction !
Ralph Schorno venait donc de réitérer le scénario de 2015 ! En mai 2021 il apparaissait désormais clairement que le spectre du ferraillage était agité de manière calculée. Le 7 mai 2021 la 141-R-73 était à nouveau démontée pour être vendue à l’association de la R-568 pour un funeste destinée : servir de réserve de pièces. Or préalablement contactée par mail en janvier sur les sort des R Shorno, l’association avait répondu – pour faire court – qu’elle ne savait rien, et avait ajouté un couplet moralisateur : « nous ne nous occupons pas des affaires des autres » ! Sauf qu’en juillet 2021 l’association fit l’acquisition de la 141-R-73 ! (1). Donc elle savait. Mais encore de nos jours, l’association fait savoir qu’elle ne veut pas communiquer sur l’avenir de cette machine. Disons-le clairement : ce mutisme helvétique est une chose que les passionnés français ne comprendront jamais.
Mais l’avenir de la R-73 reste incertain. Sera-t-elle simplement une réserve de pièces pour la 568 ? Rien ne filtre à ce sujet.
Et pour les R-1207 et R-1332 ? Eh bien le feuilleton continue. Dans son numéro de février 2024 la revue Eisenbahn Amateur publie, sous la plume de Roland Kallmann, un article intitulé « Schorno vend les éléments de ses 141-R ». La vente est cette fois constituée d’un lot censé rassembler toutes les pièces des deux machines restantes, à savoir :
- chaudière de la 1207 (charbon), boîte à fumée neuve, thermosiphons à remplacer en partie
- châssis en barres de la 1207, train de roulement complet et révisé.
- tender de la 1207 entièrement révisé
- châssis monobloc de la 1332, complet et révisé
- essieux Boxpok pour 1207 et 1332 sur boîtes à rouleaux, entièrement révisés
- toutes les pièces de montage : embiellage, siphon Nicholson, surchauffeur, préchauffeur, boîte à fumée et sa porte, grille Hulston, stocker et son entraînement, pompes, bissels avec essieux et ressorts, cales Franklin, mécanisme de frein et ressort. Tout est stocké en magasin pour un total de 60 t de matériel.
- wagons plats à bogies type Smmps portant les plus grosses pièces
Qui examine avec un peu d’attention cette liste risque d’y trouver des lacunes. Les deux machines sont-elles au complet dans ce lot ? Un inventaire complet est-il disponible ? Si oui, à qui peut-on le demander ?
Là, vous vous dites : impeccable, les associations qui ont des R vont pouvoir acheter en fonction de leurs besoins. Autant vous dire que vous n’y êtes pas du tout : le lot ne peut pas être fractionné ! Que vous soyez du monde des R mazoutières, ou des R charbonnières, vous devez tout prendre. Vous ferez l’inventaire exact après (!). N’oubliez pas que le lot comprend aussi les wagons plats !
Prix du lot : 365.000 Fr. suisses, soit 391.582 € (cours au 31/01/2024).
A emporter du lieu de garage à Winterthur.
Un point d’attention : la photo publiée par Eishenbahn Amateur, ci-dessous, montre, selon la légende de la revue « de gauche à droite : les 4 éléments de la 141-R-1207 (…) le châssis, la chaudière, le châssis du tender (…) la caisse du tender ».
Outre le fait que la légende se trompe de sens, on se demande inévitablement où se trouvent les éléments de la R-1332. Le lot serait-il seulement à moitié chargé, alors qu’il est annoncé non divisible ?
Par ailleurs il n’y a pas de communication sur le moyen de faire une offre d’achat. Déjà, en 2014, R. Kallmann faisait savoir que son document PDF devait rester très confidentiel. C’est clairement un de jeu de piste ayant pour but de dissuader les plaisantins. Encore et toujours le mutisme helvétique… est-il vraiment « vendeur » ? Rien n’est moins sûr.
Afin de vous convaincre (?) d’acheter, Ralph Schorno vous porte l’estocade : il « estime à 4 millions de francs [suisses] le coût d’une remise en état moderne ». Dans son descriptif, il inclue dans ce prévisionnel un « tender à 6 essieux et moteur additionnel électrique » (sic !!!). On en pensera ce qu’on veut, mais si c’est pour aller à la faillite comme SLM, peut-être vaut-il mieux se contenter d’une R comme à l’époque de grand-papa, quand ça marchait très bien comme c’était !
Bref, osons une prophétie : l’histoire va se répéter. Les conditions de vente, encore une fois dissuasives, nous promettent un nouveau rebondissement dans quelques mois. Quant à la santé de Ralph Shorno, qui était calamiteuse il y a exactement 10 ans, il semble que ça ne soit plus un argument pour presser les candidats. La sagesse vient avec l’âge, dit-on… A suivre.
1 : sur l’excellent site https://trainvapeur.ch/141r568-news-pages/141r73 , au 1/02/2024, on peut lire qu’au premier semestre 2021 la 141-R-73 a été acquise par Sir Andrew Cook (est-ce un descendant de Tomas Cook, partenaire de la CIWL au début du XXe s. ?). Or la machine a bien été transférée à l’association 141-R-568. On n’en sait pas plus pour l’instant.
Alain Cassagnau